Le Récit Du Loup-garou
A vrai dire, je connais ta mère depuis l’enfance. Nous avons grandi à Idris. C’est un bel endroit, et j’ai toujours regretté que tu ne le connaisses pas : tu adorerais, l’hiver, les pins scintillants, la terre couverte de neige et les rivières gelées, transparentes comme du cristal. Idris comprend un réseau de bourgades et une seule grande cité, Alicante, où se réunit l’Enclave. On la surnomme la Cité de Verre en raison de ses tours bâties avec la même matière que nos stèles, qui sert à repousser les démons. À la lumière du soleil, elles étincellent comme du verre.
Quand Jocelyne et moi avons été en âge de partir, on nous a envoyés étudier à Alicante. C’est là que j’ai rencontré Valentin.
Il était mon aîné d’un an. C’était de loin le garçon le plus populaire de l’école : beau, intelligent, riche, élève consciencieux, guerrier émérite. Je n’étais rien alors : ni riche ni brillant, j’étais issu d’une famille ordinaire de la campagne. Et je peinais dans mes études. Jocelyne était une Chasseuse d’Ombres-née, pas moi. J’étais incapable de supporter la moindre Marque ou d’apprendre la technique la plus élémentaire. Parfois, j’envisageais de fuir, de rentrer chez moi, quitte à me couvrir de honte. Je songeais même à devenir un Terrestre. J’étais très malheureux.
C’est Valentin qui m’a sauvé. Il est venu me voir dans ma chambre, alors que je n’aurais même jamais cru qu’il connaissait mon prénom. Il s’est proposé de me faire réviser. Il savait que j’avais du mal ; pourtant il voyait en moi la graine d’un grand Chasseur d’Ombres. Sous sa tutelle, j’ai fait des progrès. J’ai réussi mes examens, porté mes premières Marques, tué mon premier démon.
Je le vénérais. Il était tout pour moi. Je n’étais pas le seul inadapté qu’il avait décidé de sauver, bien entendu. Il y en avait d’autres. Hodge Starkweather, qui préférait la compagnie des livres à celle des gens ; Maryse Trueblood, dont le frère avait épousé une Terrestre ; Robert Lightwood, qui était terrifié par les Marques... Tous ceux-là, Valentin les avait pris sous son aile. A l’époque, je croyais que c’était pure bonté de sa part ; désormais, je sais que je me trompais. Je pense qu’il se bâtissait un culte de la personnalité.
Valentin était obsédé par l’idée que chaque génération qui passait engendrait de moins en moins de Chasseurs d’Ombres, que nous étions une espèce en voie d’extinction. Il était persuadé que si l’Enclave acceptait d’utiliser plus librement la Coupe de Raziel, elle pourrait créer davantage de Chasseurs d’Ombres. Aux yeux des professeurs, cette idée faisait figure de sacrilège : il n’appartenait à personne en particulier de choisir qui pouvait devenir un Chasseur d’Ombres. Désinvolte, Valentin s’obstinait : pourquoi ne pas faire de tous les hommes des Chasseurs d’Ombres ? Pourquoi ne pas leur offrir la possibilité de voir le Monde Obscur ? Pourquoi garder ce pouvoir pour nous seuls ?
Quand les professeurs répondaient que la plupart des humains ne pourraient pas survivre à la transformation, Valentin affirmait qu’ils mentaient, qu’ils voulaient réserver le pouvoir des Nephilim à quelques élus. C’était son argument, et à l’époque je l’avais cru. Maintenant, j’aurais tendance à penser que, pour lui, la fin justifiait les moyens. En tout cas, il avait convaincu tout notre petit groupe de la légitimité de sa théorie. Nous avons créé le Cercle, avec pour objectif affiché de sauver la race des Chasseurs d’Ombres de l’extinction. Bien entendu, à dix-sept ans, nous ne savions pas précisément comment nous y prendre, mais nous étions sûrs qu’au final nous obtiendrions des résultats significatifs.
Puis, une nuit, le père de Valentin fut tué au cours d’un raid de routine sur un campement de loups-garous. Quand Valentin est retourné à l’école après les funérailles, il portait les Marques rouges du deuil. Il avait changé à bien des égards. Il avait désormais des accès de rage qui frôlaient la cruauté. Je mettais ce nouveau comportement sur le compte du chagrin, et je m’efforçais plus que jamais de lui être agréable. Je ne répondais jamais à son agressivité par de la colère. J’avais pourtant l’impression déplaisante de l’avoir déçu.
La seule à pouvoir calmer ses crises, c’était ta mère. Elle s’était toujours tenue un peu à l’écart de notre groupe, qu’elle surnommait le fan-club de Valentin.
Son attitude a changé à la mort de son père. Sa souffrance éveillait sa compassion. Ils sont tombés amoureux.
Moi aussi, j’aimais Valentin : il était mon meilleur ami, et j’étais heureux de voir Jocelyne avec lui. Une fois l’école terminée ils se sont mariés et ils sont partis vivre dans la propriété familiale de ta mère. Moi, je suis rentré chez moi, mais le Cercle a poursuivi ses activités. Au début, ce n’était qu’une aventure d’écoliers. Bientôt, le groupe s’agrandit cependant, gagna de l’influence, et Valentin avec lui. Ses idéaux avaient changé, eux aussi. Le Cercle réclamait toujours la Coupe Mortelle ; mais, depuis la mort de son père, Valentin était devenu un fervent partisan de la lutte contre toutes les Créatures Obscures, et pas seulement celles qui avaient violé les Accords. Ce monde est pour les humains, prétendait-il, pas pour les demi-démons. D’après lui, on ne pouvait pas se fier aux démons.
La nouvelle orientation du Cercle me mettait mal à l’aise. Si je suis resté, c’est un peu parce que je ne me sentais pas capable de laisser tomber Valentin, et un peu parce que Jocelyne me l’avait demandé. Elle espérait que je pourrais faire entendre une voix modérée au sein du Cercle. Or c’était impossible : on ne pouvait pas modérer Valentin. Robert et Maryse Lightwood, désormais mariés, étaient presque aussi virulents. Seul Michael Wayland restait, comme moi, dubitatif. Malgré nos réticences, nous avons suivi le mouvement ; au sein du groupe, nous chassions sans relâche les Créatures Obscures, allant jusqu’à poursuivre les auteurs d’infractions mineures. Si Valentin n’a jamais tué une créature qui n’avait pas violé les Accords, il a fait bien pis. Je l’ai vu coller des pièces en argent chauffées à blanc sur les paupières d’une enfant loup-garou pour lui faire avouer ou se trouvait son frère... Je l’ai vu... Mais tu n’as pas besoin d’entendre ça. Non. Désolé.
Ce qui est arrivé ensuite ? Jocelyne est tombée enceinte. Le jour où elle me l’a annoncé, elle m’a aussi avoué qu’elle en était venue à craindre son époux, dont le comportement était de plus en plus bizarre, erratique. Il s’enfermait dans leur cave des nuits entières. Parfois, elle l’entendait crier à travers les cloisons...
Un soir, je suis allé le trouver. Il a ri, balayé d’un geste les craintes de ta mère, qui n’étaient selon lui que les divagations d’une femme enceinte. Il m’a proposé d’aller chasser avec lui cette nuit-là. Nous tentions encore d’éliminer la meute de loups-garous qui avait tué son père des années auparavant. Nous étions des parabatai, un parfait duo de chasseurs, des guerriers prêts à mourir l’un pour l’autre. Alors, quand Valentin m’a promis de protéger mes arrières cette nuit-là, je l’ai cru. Je n’ai pas vu le loup se jeter sur moi. Je me souviens seulement que ses crocs se sont plantés dans mon épaule ; le reste, je l’ai oublié. Quand je suis revenu à moi, j’étais couché dans la maison de Valentin, l’épaule pansée, et Jocelyne se trouvait auprès de moi.
Les morsures de loups-garous ne font pas toujours des lycanthropes. La mienne, si... Ma blessure a guéri, et les semaines qui ont suivi ont été un véritable supplice. J’attendais la pleine lune. Si l’Enclave l’avait appris, elle m’aurait séquestré dans une cellule d’observation. Mais Valentin et Jocelyne gardèrent le secret. Trois semaines plus tard, la lune s’est levée, brillante et pleine, et j’ai commencé à changer. La première Transformation est toujours la plus difficile. Je me souviens d’avoir vécu l’agonie, puis le trou noir. Je me suis réveillé quelques heures plus tard dans un pré, à des kilomètres de la ville. J’étais couvert de sang ; le cadavre déchiqueté d’un petit animal des bois gisait à mes pieds.
J’ai repris le chemin du manoir. Ils m’attendaient sur le seuil. Jocelyne s’est jetée dans mes bras en sanglotant, mais Valentin l’a écartée d’un geste. Je tremblais de tout mon corps. J’avais du mal à y voir claire et le goût de la viande crue m’était resté dans la bouche. Je ne sais pas à quoi je m’étais attendu, J’aurais pourtant dû m’en douter...
Valentin m’a traîné en bas du perron et conduit dans les bois. Il m’a dit qu’il était obligé de me tuer, mais en me voyant aussi désarmé il n’a pas pu s’y résoudre. Il m’a donné une dague en argent qui avait autrefois appartenu à son père : elle m’a brûlé les doigts quand je l’ai prise. L’honneur exigeait que je mette moi-même fin à mes jours, m’a-t-il dit. Après avoir baisé la dague, il me l’a tendue, puis il est retourné au manoir et il a barricadé sa porte.
Je me suis enfui dans la nuit, tantôt homme, tantôt loup, jusqu’à atteindre la frontière. J’ai fait irruption au beau milieu du campement des loups-garous en brandissant ma dague, et exigé d’affronter en combat singulier le lycanthrope qui m’avait mordu et transformé en l’un des leurs. Ils m’ont indiqué en riant le chef du clan. Il rentrait de la chasse ; les mains et les crocs encore sanguinolents, il s’est dressé face A moi.
Je n’étais pas doué pour le duel. Mon arme de prédilection était l’arbalète. J’avais une bonne vue, et je savais viser. Mais je n’avais jamais été très fort en combat rapproché, à la différence de Valentin, qui maîtrisait parfaitement le face-à-face. Néanmoins, je n’avais qu’un souhait, mourir en emmenant avec moi la créature qui avait causé ma perte. Si je prenais ma revanche et tuais les loups qui avaient assassiné son père, croyais-je, Valentin pleurerait ma mort. Pendant que nous luttions, tantôt hommes, tantôt loups, je me suis aperçu que mon ardeur au combat avait pris mon adversaire de court. Au point du jour, il a commencé à fatiguer, alors que ma rage, elle, ne faiblissait pas. Quand le soleil s’est levé, j’ai planté ma dague dans sa gorge, et il est mort en m’aspergeant de son sang.
Je m’attendais à ce que la meute se jette sur moi pour me tailler en pièces. Mais ils se sont tous roulés à mes pieds en tendant la gorge en signe de soumission. Les loups ne connaissent qu’une loi : quiconque tue le chef de clan prend sa place. J’étais venu me mesurer aux loups sur leur territoire pour y trouver la mort et assouvir ma vengeance ; au lieu de ça, j’avais gagné une nouvelle vie.
Après avoir dit adieu à mon ancien moi, j’ai presque oublié ce qu’était l’existence d’un Chasseur d’Ombres. En revanche, je n’ai pas réussi à oublier Jocelyne... Son souvenir ne me quittait pas. Je tremblais pour elle, qui était restée avec Valentin ; mais je savais que, si je m’approchais du manoir, le Cercle me pourchasserait pour me tuer.
A la fin, c’est elle qui est venue me voir. Je dormais au campement quand mon second m’a annoncé qu’une jeune Chasseuse d’Ombres souhaitait me parler. J’ai su immédiatement que c’était elle. Comme je me précipitais pour la rejoindre, j’ai lu la désapprobation dans le regard de mon second. Ils savaient tous que j’avais été Chasseur d’Ombres dans une vie antérieure, bien sûr, mais considéraient ce fait comme un sujet honteux qu’on n’abordait pas. Valentin s’en serait amusé.
Elle m’attendait à l’entrée du campement. Elle avait accouché peu de temps auparavant ; elle était pâle et avait les traits tirés. Elle avait eu un garçon, qu’elle avait prénommé Jonathan Christopher. En me voyant, elle s’est mise à pleurer. Elle m’en voulait de ne pas lui avoir fait savoir que j’étais toujours vivant. Valentin avait annoncé au Cercle que je m’étais donné la mort, mais elle n’en avait pas cru un mot. Elle savait que je ne commettrais jamais un tel acte. Même si sa foi en moi ne me semblait pas justifiée, j’étais tellement soulagé de la revoir que je n’ai pas osé la contredire.
Je lui ai demandé comment elle m’avait retrouvé, et elle m’a appris que des rumeurs circulaient à Alicante au sujet d’un ancien Chasseur d’Ombres devenus loup-garou. Comme Valentin en avait eu connaissance, elle avait fait le voyage pour me mettre en garde. Il est venu peu après, mais en bon loup-garou j’ai réussi à me cacher, et il est reparti sans avoir fait couler le sang.
Par la suite, j’ai commencé à rencontrer Jocelyne à l’insu de son mari. C’était l’année des Accords, et le Monde Obscur était en ébullition : on ne parlait que des possibles projets de Valentin visant à les compromettre. J’avais entendu dire qu’il s’était opposé farouchement aux Accords devant l’Enclave, en vain. Le Cercle avait donc un nouveau plan, élaboré en secret : s’allier avec des démons, les ennemis jurés des Chasseurs d’Ombres, afin de se procurer des armes qu’ils pourraient introduire discrètement dans la Grande Salle de l’Ange le jour de la signature des Accords. Avec l’aide d’un démon, Valentin a volé la Coupe Mortelle en la remplaçant par une copie. Des mois s’écoulèrent avant que l’Enclave ne s’aperçoive de la supercherie, mais alors il était trop tard.
Jocelyne a tenté de découvrir ce que Valentin projetait de faire avec la Coupe, sans succès. Elle savait cependant que le Cercle avait prévu d’attaquer par surprise les Créatures Obscures désarmées présentes dans la Grande Salle et de les assassiner. Après un massacre d’une telle ampleur, les Accords échoueraient forcément.
C’est bizarre, malgré le chaos, c’était une période heureuse. Jocelyne et moi, nous envoyions clandestinement des messages aux fées, aux sorciers, et même aux ennemis héréditaires des loups-garous, les vampires, pour les informer des projets de Valentin et les prier de se préparer au combat. Nephilim et loups-garous travaillaient main dans la main.
Le jour des Accords, caché dans les fourrés, j’ai vu Valentin et Jocelyne quitter le manoir. Avant de partir, elle s’est penchée pour embrasser la tête blonde de son fils. Je me souviens de l’éclat du soleil dans ses cheveux ; je me souviens de son sourire.
Ils se sont rendus à Alicante en voiture à cheval et je les ai suivis à quatre pattes, accompagné de ma meute. La Grande Salle de l’Ange était bondée : s’y étaient rassemblées l’Enclave au grand complet et les Créatures Obscures venues par dizaines. Au moment de la signature, Valentin s’est levé en faisant voler son manteau pour dégainer son arme, imité par le Cercle. Comme la Grande Salle sombrait dans le chaos, Jocelyne s’est précipitée pour ouvrir à la volée les portes à double battant.
Ma meute a été la première à franchir la porte. Nous avons fait irruption dans la salle en déchirant la nuit de nos hurlements, bientôt suivis par les elfes-chevaliers, avec leurs épées de verre et leurs tresses d’épines. Puis venaient les Enfants de la Nuit montrant leurs crocs acérés, et les sorciers maniant le feu et le fer. Alors que la foule, paniquée, fuyait les lieux, nous nous sommes rués sur les membres du Cercle.
Jamais la Grande Salle de l’Ange ne vit autant de sang couler. Nous nous sommes efforcés de ne pas blesser les Chasseurs d’Ombres qui n’appartenaient pas au Cercle ; Jocelyne les distinguait, l’un après l’autre, grâce à un charme de sorcier. Mais beaucoup y ont laissé la vie, et j’ai bien peur que certains ne soient morts par notre faute. Quant à ceux du Cercle, ils étaient bien plus nombreux que ce que nous avions imaginé, et ils ont livré une bataille acharnée contre les Créatures Obscures. J’ai fendu la foule pour rejoindre Valentin. Toutes mes pensées étaient tournées vers lui : je voulais être celui qui le tuerait, je voulais avoir cette satisfaction suprême. J’ai fini par le trouver près de la grande statue de l’Ange, il achevait un elfe-chevalier de sa dague ensanglantée. En me voyant, il a souri d’un air féroce :
— Un loup-garou qui se bat avec une épée et une dague, c’est aussi surréaliste qu’un chien qui mange avec un couteau et une fourchette.
— Cette épée et cette dague, tu les connais, Valentin ! Et tu sais à qui tu as affaire. Si tu dois t’adresser à moi, appelle-moi par mon nom.
— J’ignore le nom des demi-hommes. Autrefois, j’avais un ami, un homme d’honneur qui aurait préféré mourir plutôt que de laisser souiller son sang. Désormais, c’est un monstre sans nom qui se tient devant moi. J’aurais dû te tuer quand j’en avais l’occasion, cria-t-il en brandissant son épée.
Puis il s’est jeté sur moi.
J’ai réussi à parer le coup, et nous avons combattu sur l’estrade tandis que la bataille faisait rage autour de nous et que les membres du Cercle tombaient un à un. J’ai vu les Lightwood abandonner leurs armes et s’enfuir ; Hodge, quant à lui, avait disparu dès le début des hostilités.
Soudain, j’ai vu Jocelyne monter les marches et s’élancer vers nous, le visage déformé par la peur.
— Arrête, Valentin ! C’est Luke, ton ami, quasiment ton frère...
Avec un rugissement, Valentin s’est emparé d’elle et l’a poussée devant lui en appuyant sa dague sur sa gorge. J’ai laissé tomber mon épée : je ne voulais pas courir le risque qu’elle soit blessée. Valentin l’a lu dans mes yeux.
— Tu l’as toujours désirée, hein ? Vous avez comploté ensemble pour me trahir ! Vous regretterez ce que vous avez fait jusqu’à la fin de vos jours !
Disant ces mots, il a arraché le médaillon qui pendait au cou de Jocelyne et me l’a jeté. La chaîne en argent m’a brûlé comme un fer rouge. Je suis tombé en arrière avec un hurlement, et il a disparu dans la mêlée en l’entraînant de force. Je les ai suivis, malgré ma brûlure, en sang. Hélas, il était plus rapide ; il se frayait un chemin parmi la foule compacte en écartant les combattants et en enjambant les cadavres.
Je suis sorti dehors en titubant. La Grande Salle ; était en flammes, l’incendie illuminait le ciel nocturne. De là où je me trouvais, je dominais les pelouses verdoyantes qui s’étendaient jusqu’aux eaux noires du fleuve en contrebas, et la route longeant le cours d’eau, par laquelle les gens fuyaient dans la nuit. J’ai fini par retrouver Jocelyne sur la berge. Valentin avait disparu ; craignant pour la vie de Jonathan, elle n’avait qu’une idée en tête, rentrer chez elle. Nous avons trouvé un cheval, et elle est partie au galop. Reprenant mon apparence de loup, je l’ai talonnée.
Les loups courent vite, mais pas autant qu’un cheval bien reposé. Je me suis laissé distancer et elle est arrivée au manoir bien avant moi.
J’ai su avant même d’atteindre la maison que quelque chose de terrible s’y était produit. Une odeur de brûlé imprégnait l’air, mélangée à une autre, persistante et douceâtre : la puanteur de la magie démoniaque. J’étais redevenu homme en remontant la longue allée illuminée par le clair de lune, pareille à une rivière d’argent qui menait... à des ruines. Il ne restait du manoir qu’un tas de cendres éparpillées par la brise nocturne. Seules les fondations, semblables à des os calcinés, en émergeaient : ici une fenêtre, là une cheminée branlante... L’essentiel de l’édifice, les briques et le mortier, les livres inestimables et les tapisseries anciennes transmis de génération en génération, avait disparu.
Valentin avait forcément détruit le manoir au moyen d’un feu démoniaque. Aucune flamme en ce bas monde ne pouvait brûler aussi intensément en laissant si peu derrière elle.
Je me suis avancé vers les ruines encore fumantes. J’ai trouvé Jocelyne agenouillée sur ce qu’il restait du perron. Au milieu des pierres noircies par le feu, il y avait des restes humains carbonisés, mais encore identifiables. Çà et là, on voyait des lambeaux de tissu et des fragments de bijoux qui avaient échappé aux flammes. Des bouts d’étoffe rouge et or s’accrochaient encore au cadavre calciné de la mère de Jocelyne ; la chaleur avait fait fondre la dague de son père dans sa main squelettique. Sur un autre tas d’ossements brillait l’amulette en argent de Valentin, portant l’insigne du Cercle... Et parmi les décombres, les os d’un enfant.
« Vous regretterez ce que vous avez fait », avait dit Valentin. En m’agenouillant aux côtés de Jocelyne sur les pavés calcinés, j’ai compris qu’il avait dit vrai. Pas un jour ne passe sans que je le regrette.
Nous avons traversé la ville, hagards, parmi les bâtiments en flammes et les gens qui hurlaient, avant de nous enfoncer dans la nuit noire. Une semaine entière s’est écoulée sans que Jocelyne ouvre la bouche. Je l’ai emmenée loin d’Idris : nous avons fui à Paris. Nous n’avions pas un sou ; pourtant, elle a refusé d’aller demander de l’aide à l’Institut de la ville. Elle en avait fini avec les Chasseurs d’Ombres et le Monde Obscur, jurait-elle.
Je m’asseyais dans la minuscule chambre d’hôtel bon marché que nous avions louée et j’essayais en vain de la raisonner. Elle était très obstinée. Elle a fini par m’expliquer pourquoi : elle attendait un autre enfant, elle le savait depuis quelques semaines. Elle voulait commencer une nouvelle vie avec son bébé et refusait qu’on fît la moindre allusion à l’Enclave ou à l’Alliance, de peur qu’elles ne viennent assombrir son avenir. Elle a vendu aux Puces de Clignancourt l’amulette qu’elle avait ramassée sur le tas d’ossements, et elle s’est payé un billet d’avion. Elle n’a jamais voulu me dire où elle allait. Elle m’a juste confié : le plus loin possible d’Idris.
Je savais que renoncer à son ancienne vie signifiait me laisser derrière dans la foulée. Cependant j’ai eu beau protester, j’étais sûr que, sans l’enfant qu’elle portait, elle se serait donné la mort, et comme il valait mieux que ce soit le monde des Terrestres plutôt que l’Au-delà qui me l’enlève, j’ai fini par me résigner à accepter son plan. Et c’est ainsi que j’ai dû lui faire mes adieux à l’aéroport. Les derniers mots prononcés de par Jocelyne lors de ces mornes adieux m’ont glacé le sang : « Valentin n’est pas mort. »
Après son départ, je suis retourné auprès de ma meute, mais je n’ai pas pu trouver la paix. Une blessure profonde subsistait en moi. Je m’éveillais toujours avec son prénom sur les lèvres. Je n’étais plus le chef d’autrefois, je m’en rendais compte. J’étais juste et loyal, mais distant. Je n’avais ni ami ni camarade parmi les loups. J’étais, en fin de compte, trop humain, trop Chasseur d’Ombres, pour vivre avec les lycanthropes. Je chassais toujours ; seulement, la chasse ne me procurait aucune satisfaction. Quand, enfin, vint le temps de la signature des Accords, je suis allé en ville pour m’en acquitter.
Dans la Grande Salle de l’Ange, nettoyée de son sang, les Chasseurs d’Ombres et les quatre branches de demi-humains ont siégé pour signer le document qui ramènerait la paix parmi nous. J’ai été surpris d’y trouver les Lightwood, qui semblaient aussi stupéfaits de me voir en vie. D’après leurs dires, eux-mêmes, Hodge Starkweather et Michael Wayland étaient les seuls membres originels du Cercle à avoir échappé à la mort la nuit de l’affrontement. Michael, accablé de chagrin suite à la mort de sa femme, se terrait dans sa propriété à la campagne avec son jeune fils. L’Enclave avait condamné les trois autres à l’exil : ils devaient partir pour New York afin d’y gérer l’Institut. Les Lightwood, qui entretenaient des relations avec les familles les plus prestigieuses de l’Enclave, s’en tirèrent avec un châtiment bien plus léger que Hodge. Il reçut une malédiction : il partirait avec eux, mais s’il avait le malheur de quitter l’enceinte sacrée de l’Institut, il serait supprimé sur-le-champ. Ils m’ont appris qu’il se consacrait désormais à ses recherches et ferait un précepteur rêvé pour leurs enfants.
Une fois les Accords signés, j’ai gagné les berges du fleuve. Parvenu à l’endroit où j’avais trouvé Jocelyne la nuit de l’Insurrection, j’ai contemplé les eaux noires, frappé par une évidence : je ne connaîtrai jamais la paix dans mon pays natal. Je devais vivre à ses côtés ou mourir. J’ai décidé de la retrouver.
J’ai quitté ma meute après avoir nommé mon remplaçant ; je crois qu’ils étaient soulagés de me voir partir. J’ai voyagé comme n’importe quel loup solitaire : de nuit, par les chemins de traverse et les routes de campagne. Je suis retourné à Paris, où je n’ai trouvé aucune piste. Puis je suis allé à Londres. De là-bas, j’ai pris le bateau pour Boston.
J’ai séjourné quelque temps dans les villes, puis j’ai gagné les Montagnes Blanches, au nord du pays. Plus le temps passait, plus je pensais à New York et aux Chasseurs d’Ombres exilés là-bas. Jocelyne était elle aussi une exilée, en quelque sorte. Un beau jour, je suis arrivé à New York avec pour seul bagage un sac de sport et sans la moindre idée de l’endroit où je devais chercher ta mère. Il m’aurait été plus facile de rejoindre une meute, mais j’ai résisté à la tentation. Comme dans les autres villes, j’ai fait circuler des messages au sein du Monde Obscur, guettant la moindre trace de Jocelyne. Je n’ai obtenu aucun résultat, pas un seul indice, comme si elle s’était volatilisée parmi les humains. Je commençais à désespérer.
C’est là que je l’ai retrouvée, par hasard. Je rôdais sans but dans les rues de Soho lorsqu’un tableau accroché dans la vitrine d’une galerie d’art a attiré mon attention.
C’était l’étude d’un paysage que j’ai reconnu instantanément : la vue depuis la fenêtre du manoir familial de Jocelyne, les pelouses verdoyantes s’étendant jusqu’à la ligne d’arbres qui masquaient la route au-delà.
C’était son style, son coup de pinceau, tout. J’ai couru à la porte de la galerie, qui était verrouillée. Je suis retourné admirer le tableau, et cette fois j’ai remarqué la signature : Jocelyne Fray.
Je l’ai localisée le jour même. Elle vivait dans un immeuble de quatre étages situé dans le quartier des artistes, l’East Village. Le soir, après avoir gravi les marches mal éclairées du perron crasseux le cœur battant, j’ai frappé à la porte. C’est une petite fille qui m’a ouvert, une petite fille avec des tresses rousses et un regard inquisiteur. Derrière elle, j’ai vu Jocelyne s’avancer vers moi, les mains tachées de peinture. Elle n’avait pas du tout changé.
— La suite, tu la connais.